Ce matin, comme (très) souvent, il est arrivé de mauvaise humeur. Il s’est assis avec ce sentiment de ne pas vraiment exister dans l’entreprise, « la boîte » comme il dit. Il a l’impression que ce qu’il fait n’intéresse personne, qu’il se perd en gestes répétitifs, mécaniques. Des Clics, clics, clics, sans qu’advienne le moindre déclic. Lui qui a l’impression d’être si souvent transparent, il comprend le calvaire de l’homme invisible. Ne pas être vu, reconnu, quelle galère ! Sauf quand il s’agit de l’engueuler, ah ça, on ne le rate pas ! A tort ou à raison (là n’est pas la question), il se vit comme une victime, un oublié, un naufragé. Et dire qu’il avait tant d’illusion...Il aurait mieux fait de rester fidèle à ses rêves de gosse et de devenir cowboy. Une île déserte, voilà ce qu’il lui faudrait…
Tout le monde le connait, évidemment. Il fait partie des meubles. A un détail prêt : les meubles se taisent, ils ne sont pas désagréables, agressifs pour un oui ou pour un non. Résultat, on ne le fréquente pas trop. On fait attention, certes, car il est du genre à jouir de son petit pouvoir. Il n’exerce pas l’autorité bien sûr, mais il peut entraver, retarder, faire enrager les collègues, rendre les choses plus difficiles. Il manifeste une réalité de l’entreprise qu’on occulte souvent : ce n’est pas toujours celui qui a le titre qui exerce l’autorité. L’institution est tissée de tous ces micros pouvoirs dont le blocage peut rendre les grandes décisions inapplicables. Lui, entre nous, on l’appelle le ricaneur, à cause de cette manie qu’il a de toujours compliquer tout, comme par plaisir, gratuitement. Dès qu’il arrive à la machine à café, on cherche un motif pour s’éclipser. N’importe quoi. Il met mal à l’aise.
Aujourd’hui, comme tous les jours, il tourne dans sa tête comme un hamster dans sa cage. Il cultive son ressentiment, se redit qu’il en a marre. Et il a beau chercher à faire taire les voix de malheur, elles résonnent à nouveau dans sa tête. Elles sont là depuis qu’il est tout petit, depuis qu’on lui a dit qu’il était nul, insignifiant, qu’il serait toujours un raté. Il y a de quoi se venger, à coup sûr. Et puis, tout à coup, quelqu’un, un de ses collègues qu’il n’aime guère (mais qui aime t’il ?), s’approche de lui en souriant. Que lui veut-il ? Ou est le piège ? Avant qu’il ait eu le temps de dire quoique ce soit, l’autre le remercie pour un petit geste posé par devoir. Et il lui demande s’il peut l’aider à son tour. Quelque chose alors change, imperceptiblement. Il bafouille, rougit même un peu. Il n’a pas l’habitude de pouvoir dire de quoi il a besoin. D’ailleurs, il s’en rend compte, la seule chose dont il ait vraiment besoin, c’est de ce bonjour, cette attention microscopique, gratuite, hors normes, qui vient comme une heureuse brèche dans sa citadelle de mépris et de colère. Sans qu’il s’en rende compte, Le reste de la journée se passera différemment : il sentira un peu moins ce poids sur la poitrine, regardera davantage les autres. Il aura même l’impression de commencer à occuper sa place, vraiment. Et le lendemain, il ira à son tour saluer le collègue qui la veille lui a souri, lui demandera maladroitement comment il va. Et, sans effort, il abandonnera son ricanement quand ils iront tous deux à la pause vers la machine à café.