« Le sage cherche la vérité. L’imbécile l’a trouvée. » (Proverbe juif)
Scène vécue des dizaines de fois en formation, conférence ou même lors de diners entre amis : Dès que s’engage une discussion qui cherche à rendre compte des choses dans leur complexité, tente de dépasser les idées toutes faites (par qui ?), de problématiser plus finement pour mieux prendre du recul, survient immanquablement le moment critique où quelqu’un, agacé et certain de son effet, s’exclame : « Oui, mais concrètement.. » !!! La formule sonne comme un rappel à l’ordre, une manière de dire : « Ok, les gars, arrêtez de planer avec vos belles idées, il est temps de redescendre sur terre, de traiter les problèmes réels plutôt que de vous perdre dans des raisonnements abscons. Fin de la récré. » S’ensuit en général un malaise, comme une culpabilité d’avoir cherché à comprendre, dérangé l’ordre immuable des choses, des relations et des êtres. Et on reparle de la pluie et du beau temps, de tout et de rien. Surtout de rien.
Au risque d’énerver les réalistes donneurs de leçons et autres virtuoses de l’évidence, je voudrais simplement demander : quel est-il ce concret qui semble aller tellement de soi qu’il se donnerait de manière aussi immédiate qu’irréfutable, rendant inutile voire déplacé tout effort de pensée ? La réponse risque d’être assez décoiffante : Le plus souvent, il se résume à des évidences discutables (pour que rien ne change il suffit de dire que rien ne peut changer), au désir de maintenir une option idéologique ou un pouvoir réel et caché (pour que rien ne change, il suffit de dire que rien ne doit changer) ou à une confusion intellectuelle qui va de pair avec une certaine paresse (pour que rien ne change, il suffit de dire qu’il n’est pas possible de penser le changement). Dans un livre captivant, la faillite de la pensée managériale, le célèbre sociologue des organisations François Dupuy écrit : « La réalité étant pas nature complexe, demander à un interviewé d’être concret, c’est de facto lui demander de ne pas parler de la réalité mais de son apparence ». Or, nous dit l’auteur, dans le monde de l’entreprise, l’apparence, c’est la structure et la réalité concrète, l’organisation. Tâchons de comprendre cette distinction : la structure c’est tout ce qu’une entreprise donne à voir d’elle-même : organigrammes, fonctions définies, objectifs à atteindre, rôles clairement marqués. Bref, c’est la partie visible de l’iceberg. L’organisation, c’est le fonctionnement réel des humains, la façon dont, en fonction de ce qu’ils sont, ils s’arrangent avec tout cela. Tout cet impalpable, ce mélange de souci de soi et de l’autre, qui donne pour les acteurs sens à ce qu’ils font, parfois en accord, souvent en désaccord au moins partiel avec la structure.
Cette distinction faite, nous pouvons reposer la question : concrètement que désigne le renvoi au concret évoqué plus haut ? Sans doute une tentative de tout ramener à de la structure, que les choses soient simples, faciles, immédiatement maitrisables. Qu’elles se donnent sans ombre, comme évidentes, calculables, intégralement mesurables. Qu’on puise les modifier à l’envi, par des projections de plus en plus précises, des structures plus performantes, des modes de communication plus efficaces. Or, la réalité de la mise en œuvre de ce qui semble si beau sur PowerPoint nous fait souvent déchanter : Combien de plans géniaux s’avèrent stériles en pratique parce qu’ils font fi de l’organisation réelle de nos institutions et résument les humains à des machines programmables ou des robots sans états d’âme ? Comprenons nous bien : il ne s’agit nullement de prétendre que la pensée peut refaire le monde à neuf, de se perdre dans l’idéalisme. Il s’agit simplement de comprendre la complexité des fonctionnements humains, la richesse des relations, les attentes que toutes et tous nous plaçons derrière nos actes, même les plus mécaniques et objectifs. Luttes de pouvoir, soif de reconnaissance, peur du changement, désir de garder des privilèges, pourquoi donc ces réalités observables dans tous les domaines de notre vie s’arrêteraient elles à la porte de nos entreprises ? L’homme est un animal qui a besoin de donner du sens à ce qu’il fait, ou qu’il soit. Oublier cette évidence c’est courir le risque de nommer concret ce qui est le plus loin du réel, c’est donc, ironie du sort, céder à l’abstraction… « Oui, mais concrètement ? » « Eh bien, rien d’autre que la complexité (partiellement prévisible mais jamais complètement) des humains, ces bipèdes singuliers qui résistent à la mise en chiffre et en graphique».
Dans mon entreprise, qu’est ce qui est pour moi réellement porteur de sens ? Qu’est ce qui me fait lever le matin, et dont l’absence m’est insupportable ? Qu’est ce qui me pousse, derrière les mots d’ordre et slogans de toutes sortes, réellement à l’action ?