Quand souffle le vent du changement, certains construisent des murs, d’autres des moulins.
Proverbe chinois.
Aujourd’hui, la délégation est devenue une réalité incontournable pour le monde de l’entreprise. Les situations à gérer ont atteint un tel degré de complexité, les informations sont si nombreuses (au XVIIème siècle, on pouvait encore prétendre posséder un savoir encyclopédique. Aujourd’hui, une vie suffit à peine pour devenir un spécialiste, par exemple, d’un dialogue de Platon…), qu’une seule personne ne peut guère prétendre maîtriser finement un problème sous toutes ses facettes. Nous sommes placés devant un fameux paradoxe : La réalité technique et scientifique nous donne à voir de manière de plus en plus précise une réalité qui nous échappe de plus en plus (et beaucoup de problèmes humains viennent sans doute de cette inquiétante étrangeté causée par un monde de plus en plus connu et en même temps sans cesse davantage insaisissable). Nous sommes possesseurs d’un savoir qui nous dépossède de notre mainmise. Absents de ce que nous montrent nos instruments de mesure.
Déléguer est donc devenu un fonctionnement inévitable : l’évolution des choses est si dense et rapide que nous avons bien besoin des compétences et savoirs-faires de chacun pour nous y retrouver. Or, lorsqu’on discute avec des managers et autres responsables, on découvre que, bien que nécessaire au bon fonctionnement de nos institutions, la délégation s’avère concrètement difficile à mettre en œuvre, et que les discours de circonstances (« c’est formidable, quel enrichissement ! ») et l’unanimité de surface qu’ils expriment, cachent bien des tensions, des freins et des angoisses. Afin de ne pas sombrer dans un discours culpabilisant, il peut être bon de tenter de comprendre ce que signifie vraiment la délégation, quelles réalités humaines y sont mises en mouvement.
Le mot « déléguer » peut avoir deux sens ; confier une mission ou représenter (on parle par exemple d’une délégation syndicale). Cette pluralité de sens est intéressante. On pourrait donc dire que, loin de n’être qu’un problème technique ou organisationnel, déléguer c’est remettre entre les mains de quelqu’un quelque chose de son image de soi. Penser de la sorte, c’est comprendre que la délégation met en jeu bien plus qu’on ne l’imagine : l’image de soi et l’attachement qu’on lui porte, le pouvoir de représentation qui y est associé, le besoin de reconnaissance, la complexité des rapports à autrui, bref tout ce qui tourne autour de l’estime de soi et surtout de la confiance en l’autre. Loin donc de simplement signifier une stratégie commerciale ou de management, la délégation est un (re)apprentissage du rapport à soi et aux autres, une façon d’être au monde, un étrange mouvement qui marie désir de tout gérer et perte partielle nécessaire de contrôle. De telles réalités humaines ne peuvent se satisfaire seulement de plans, trucs et astuces ou stratégies de communication. Elles nécessitent d’effectuer un parcours de lucidité par rapport à nos peurs, nos récits de soi, nos soifs de pouvoir. Elles touchent autant à la philosophie qu’à la psychologie ou à l’éthique organisationnelle. Et elles nous obligent à regarder en face ce dilemme contemporain : comment redécouvrir la confiance en l’autre dans une société où souvent le souci du profit à court terme, la loi du plus fort, le cynisme ou le soupçon risquent de rendre cette dernière bien difficile ? Il ne s’agit de rien de moins que de réinventer des chemins de confiance. Déléguer, c’est réapprendre à s’appuyer sur, compter sur les autres, vivre ensemble autour d’un même projet. C’est découvrir qu’on n’existe que par et pour des relations, que seul on ne peut pas grand-chose.
Petit exercice mental : Quelle serait pour moi la personne à qui je peux déléguer en toute confiance ? Quelles qualités indispensables doit (ou devrait-elle) avoir pour que je puisse prendre le risque de lui confier quelque chose de mon image ? Quels sont les cas concrets où déléguer me fut difficile ou insupportable ? Pourquoi ?